Pas à pas
C'est un texte que j'ai écris dans le cadre d'un concours qui s'appelle "Achève moi et sois publié" du journal Le Soir. Savourez ^^
Pas
à pas
Si on t'avait dit qu'un jour, tu marcherais à pied,
le long de la route, avec un jerrycan d'essence au bout du bras, tu ne l'aurais
pas cru. Pas sur la nationale qui passe derrière chez toi, pas à cinq minutes à
pied de ta villa. On tombe en panne au bout du monde, au coin d'un bois, au
bord d'une falaise, aux portes du désert, pas dans l'allée de son garage, entre
le portillon électrique et la boîte aux lettres. Pourtant, cette nuit, tu
marches et tu sais que la station-service la plus proche est à douze
kilomètres. Une fameuse distance, à tailler dans le noir, guidé par la peinture
blanche au bord de la route, la silhouette des poteaux parfois et la lumière
aveuglante des phares, de temps à autres.
Les voitures te dépassent sans s'arrêter.
Un homme seul au bord de la route, ça fait peur. On appuie sur la pédale, le
moteur gronde et toi, toujours silencieux, tu vois les feux rouges s'éloigner,
rapetisser puis disparaître. Tu marches sans tourner la tête et cette solitude
te fait un bien fou. Même si le bidon de plastique pèse dans ta main, même si
le bruit de l'essence secouée flique et floque au rythme de tes pas, tu
savoures le calme de cette route de nuit.
Tu te demandes d'ailleurs pourquoi tu marches si rarement, pourquoi, comme tous
les autres, tu t'assieds derrière ton volant pour le moindre déplacement. Sans
doute parce qu'on a toujours payé ta voiture, ton essence, ton assurance. Parce
que tu travaillais pour une des plus grosses compagnies pétrolières aussi. Tu
roulais en quatre-quatre comme tu portais la cravate, le costume trois pièces
et les valises pleines de billets pour graisser les rouages des administrations
un peu poussiéreuses. Tu en as vu, du paysage : des pays sans touristes en
Asie du Sud-Est, des coins reculés en Afrique et des anciennes républiques
soviétiques, dont tu n'as pas même retenu les noms; tous ces paysages, tu les
as regardés de haut tandis que ton jet atterrissait, puis défiler derrière les
vitres teintées des voitures de fonction, avec chauffeur et air conditionné, tu
avais de la chance, c'est ce que tout le monde disait autour de toi, un boulot
bien payé, qui te faisait voyager, un employeur royal, qui n'avait jamais
hésité à récompenser ta fidélité : vacances au Vanuatu, aux îles Fidji, à la
Barbade, tu aurais pu te lasser des îles et des mers vertes mais tu as profité
de tout ça sans compter et tu n'as jamais imaginé que tout cela pourrait avoir
une fin.
Alors tu t’es ramassé. De ton piédestal tu as glissé
jusqu’à sombrer dans cet univers de néant ; et en mode accéléré histoire
de ne t’épargner nuls affres de déchéance. Qui aurait pu penser que ta vie
s’achèverait ici ? 42 ans, aucune descendance et une femme dont le
lointain souvenir n’a véritablement jamais rimé avec sourire. Là, tu marches,
tentant d’annihiler ta rancœur, de confesser tes peurs, d’oublier tous ces
ports sans attaches, sans famille et finalement, dénués de tous vrais amis. Et
la lourdeur de ce bidon, reflétant le poids de cette haine malsaine qui
s’immisce dans chacun de tes atomes jusqu’à te pourrir la moelle. Chaque pas te rapproche
de quelque chose, tu sens que c’est bien plus que de ta voiture, que ta vie se
résume à cela, pas à pas, avancer tout droit. Tu as toujours suivi une ligne de
conduite, ici tu ne fais que suivre le tracé de la route, quelle
différence ? Tu avances dans l’ignorance, espérant qu’au bout il y aura
une solution qui mettra fin à tes réflexions, apaisera ta conscience et
soulagera ton esprit de tout ce que tu as appris. Tu veux oublier, jusqu’à ton
nom, ton identité, tes papiers et ta notoriété déjà passée.
Une automobiliste ralentit, se demandant qui est
l’homme qui marche seul sur le bord de la route au milieu de la nuit. Tu fais
un signe rapide, tout va bien, retournez à votre vie et laissez-moi croupir
ici. Elle réaccélère, retourne à ses ennuis et galères. Qui sait ce qui
l’attend demain, peut-être que son existence s’achèvera dans ses draps, alors
qu’elle rêvera de promotions et de réaliser ses ambitions.
Tu comprends peu à peu que personne n’est libre,
coincé dans ses obligations, les gens ont oublié jusqu’au véritable sens du mot
liberté. Tu croyais l’être pourtant, voyageant au gré de tes envies, te
laissant porter par le vent à l’autre bout du continent. Les mers bleues
glissant sur les plages de sable blanc ne te faisaient ni chaud ni froid, tu
passais ton chemin, bien caché derrière tes vitres fumées à l’abri des
étrangers. Mais cette marche t’ouvre les yeux pour la première fois. Tu as
l’impression de renaître. Une lumière aveuglante, tu vois plus clair, plus
loin, tu sens le monde. L’odeur d’essence emplit tes narines, tu te gaves de ce
parfum enivrant, tu laisses tes cellules s’envahir de cette effluve. Chaque
parcelle de ton corps s’en abreuve. Te voici arrivé au bout de ta marche,
tristement tu comprends que tu dois réprimer ton envie de poursuivre ton
voyage. Ta berline t’attend bien sagement, comme un chien docile qui n’attend
que ton ordre pour partir vers l’horizon.
C’est là que tu saisis. Un déclic immense. Une
détonation au plus profond de ton être. Ton cerveau en ébullition a fondu sous
la révélation. Tu savais, enfin, ce que tu devais accomplir. C’était un désir
tapis au creux de ton esprit, tellement enfoui que tu ne soupçonnais même pas
son existence. Comment avait-il pu rester refoulé toutes ces années ? Tu
prends le bidon, le vide au tiers. Tu auras juste de quoi rouler jusqu’à là. Tu
démarres, allume tes phares, le bidon sur le siège passager t’attirant
irrésistiblement. L’excitation monte en toi, atteignant des niveaux de plaisirs
que jamais tu n’avais cru possible. Même le sexe ne pouvait te procurer cette
sensation exaltante. C’est sans doute pourquoi elle t’avait quitté. Tu manquais
de passion, pour tout. Encore une heure et l’aube serait là, crachant sa
lumière immonde, accordant naissance à un nouveau jour. Mais cette fois, tu ne
le subirais pas. Tu allais faire ton propre choix, choisir ta voie et passer ce
cap. Arrivé chez toi, tu saisis les quelques affaires qui te semblent utiles et
les enfournes dans un sac miteux qui traînait près du tas de bois. Sur le
seuil, tu te retournes et observe ce que tu pensais être un accomplissement, la
réalisation d'un idéal qui ne se révèle que pitoyable emprisonnement. Un regard
et tu ne regrettes rien. Tu retournes à la voiture et pars en direction des
montagnes, ton pied pressant l'accélérateur plus que de raison, mais que
risques-tu ? Une amende? Tout ceci n'aura bientôt plus aucun sens.
L'aube est déjà là, avec sa lumière rosâtre et
son écœurante douceur. Les pics se profilent à l'horizon, découpant l'éclairage
du soleil d'une bien singulière manière, agressive et nette. Le petit sentier
caché entre les arbres meurtrit la suspension de ta voiture, malmenant ta
conduite qui reste cependant déterminée. Le chemin s'arrête, ta voiture aussi.
Toute ta vie t'aura finalement mené sur ce bout de chemin, pas à pas, tu seras
arrivé péniblement et aveuglément sur ce ridicule passage. Tu attrapes le
jerrycan sur le siège ainsi que ton sac minuscule contenant quelques vêtements
et des vivres et sors de l'habitacle. Hissant ton sac sur tes épaules, tu vides
le jerrycan dans ta voiture, aspergeant généreusement les sièges et tapis,
imbibant chaque fibre avec grand soin. Le jerrycan a retrouvé sa place dans le
coffre, le soufre envahit tes narines, une autre odeur délicieuse mêlée à celle
de l’essence, tes sens sont comblés au-delà de tes espérances. Tu lances
l’allumette vers ta voiture, la scène se déroule au ralenti sous tes yeux
subjugués, tu vois chaque tour qu’elle réalise avant d’embraser ta voiture
comme un fétu de paille. La vague de chaleur t’agresse mais tu ne cilles pas,
restant épanoui et ébahi devant ce spectacle magnifique, admirant chaque
dégradé de jaune et de rouge, se mélangeant, créant des infinités de variations
sublimes. Tu observes les paillettes qui montent, qui crépitent, dansant avec
les volutes de fumée, s’éloignant doucement du sol pour s’évanouir dans
l’atmosphère. L’instant a quelque chose de magique et tu sens la cassure en
toi, tes chaînes se brisent et s’envolent à leur tour. Tu restes assis à
contempler le bûcher, le bûcher de tes fautes, de tes erreurs… Les flammes
lèchent et détruisent tout, effaçant ta mémoire, te rendant une page vierge.
Ce
spectacle achevé, tu te redresses, les muscles ankylosés après une si longue
immobilité. L’odeur du feu a investi tes habits et fait désormais partie de
toi. Jamais tu n’oublieras ce matin sur la montagne, où tu as abandonné ton
passé et dis adieu à tout ce qui t’entravait depuis trop d’années. Le soleil
est monté dans le ciel, tu ne t’en étais pas rendu compte, tout absorbé
dans ta contemplation. Tu regardes une dernière fois derrière toi et pars à la
conquête d’une nouvelle existence, peut-être plus épanouissante. Et tu marches,
toi qui n’as jamais fait beaucoup de sport, tu marches. Tu ne sais pas où, ni
jusque quand, mais chaque pas est une délivrance et tu découvres ce qui
t’entoures avec un nouveau regard, un regard d’enfant avide d’apprendre, de
comprendre. Tu es enfin ouvert au monde.